Ce récit fait suite qu récit Et si tu meurs là-haut et Ojos del Salado, mon rendez-vous avec les étoiles

Le vent. Le froid. La solitude. Le désert. Et moi.
Moi dans ce désert. Seul dans ce désert. Seul face au froid. Seul, stoïque, face au vent. Moi l’alpiniste fauché, sur le parvis de la porte, je posais alors immobile pour quelques dieux perchés sur d’inaccessibles sommets. Le 4×4 de Carlos et Brian, deux chiliens qui m’avaient aidé pour l’implacable logistique et ces insipides formulaires administratifs, joker bienheureux de mon séjour, s’éloignaient, soulevant des tourbillons de poussières balayés par des bourrasques tels des confettis. Le paysage était de lune. La fête s’annonçait belle. Je me sentais le dernier des hommes. Le premier cosmonaute. Quelques mèches de cheveux, dépassant de mon noir bonnet, fouettaient mes yeux gris grisés par l’immensité glacée prête à m’inviter dans une valse survoltée. Ils s’éloignaient toujours. Je continuais à les regarder, hypnotisé, jusqu’à ce qu’ils ne deviennent plus qu’un vague point rouge zigzaguant dans l’horizon. Comme pour être sûr. Sur et certain de leur départ. Aucune crainte de ma part. Presque un soulagement. Oui, j’étais bien prisonnier de ce désert, prisonnier de ce désir de hauteurs, prisonnier par choix. Pour quelques jours, les barreaux de ma cellule seront les pics sans noms scintillant dans la nuit. La lune sera ce soir mon geôlier. Qui put rêver plus belle prison.

5200m – La porte du refuge Attacama s’ouvrit dans un grincement. Le vent, ivre, de rage la battait. Fragile cellule. Faible demeure. Personne. Quelques vieux matelas poussiéreux. Une table. Quelques sièges de bois. Une bougie éteinte. Des bouteilles d’eau gelées traînaient ici et là. Anciennes reliques. Confort spartiate. Oh bel âtre de chaleur, mon palace perdu ! Nombreux sont les mots griffonnés sur les murs par les fantômes de passage dansant à la lueur de la nuit. Vestiges de rêves accomplis et de tragiques épopées. Que pourrai-je écrire. Que pourrai-je ajouter. J’aurai du gribouiller “Ici vint Piotr l’inconnu” mais je ne trouvais d’emplacement idéal pour ce rite convenu.

Ma première nuit seul. Personne avec qui la partager. Personne avec qui je ne devais la partager. Personne avec qui je ne souhaitais la partager. Certaines aventures doivent se vivre seul, s’accomplir seul et seul seulement, on peut y mettre fin. Égoïstes entreprises. Jouissances solitaires. Au loin, illuminaient de leurs les derniers rayons, la cime rougeoyante de l’Ojos del Salado tel un phare protecteur. Je salue ce prince perché sur son trône à qui peut-être ferai-je d’ici peu l’aumône et refermait la porte de ma bien modeste demeure.

Les dernières chaleurs quittèrent les lieux tels des invités manquant d’alcool. Lâches ivrognes ! J’écoutais les cris déchirant du vent glissant ses doigts crochus dans les interstices de ma fragile cellule lorsque la faim me sortit brutalement de ma contemplation silencieuse. Mon corps avait soif de chaleur. Il grelottait en attendant quelques calories à brûler, quelques sommets à gravir.

Mon réchaud au gaz était bouché par cette satanée poussière qui s’infiltrait en tout lieu et en tout corps tel un vil serpent. Mais j’étais prêt à cette éventualité. Au moins celle-ci. 1L d’alcool à brûler attendait au garde à vous au cas où. Ne manquait plus qu’un réceptacle. Mes bras tremblant de faim et de froid, je me mis à l’ouvrage. Avec une vieille conserve, je construirai mon réchaud. Mon antre de vie. Mes mains gantées glissaient et mes doigts à l’air libre de froid se figeaient. Après 1h d’effort infructueux, mon réchaud n’était pas encore prêt. Je comblais alors ma faim par quelques cacahuètes et carrés de chocolat. J’étais las. Ah cet instant, j’aurai bien marchandé au diable une parcelle de mon âme contre un thé chaud. Ah si seulement les fées qui s’étaient penché sur mon berceau m’avaient fait hérité des mains d’or de mon grand-père au lieu de son nez… un roc sur une pierre n’est-ce point assez ?

J’ai bien essayé d’avaler pain et saucisson mais tout le reste avait un goût de glace. La mort au visage bleu. La loi du désert glacé est implacable. Ce n’est pas une terre pour les hommes. Pour les fous peut-être. Pour les fous sans doute. Mais point pour les hommes.

Et moi depuis longtemps j’étais devenu fou. Fou de ces hauteurs enivrantes et, sous mon crâne, toute l’envergure de ma folie se déchaînait face à des tsunamis culminant à 5200m. Dans la nuit, parfois, suffocant, je me réveillais. Attendant quelqu’un, entendant des voix. Personne ne venait. Personne ne viendrait. Et le lit tanguait sous l’altitude. Les heures passaient par vague, j’avais perdu le décompte. Je me noyais par manque d’oxygène. Mes yeux erraient, perdus, du sol au plafond, dans une mer d’incompréhension. Je ne savais si je rêvais ou si c’était la réalité qui me semblait être un cauchemar tourbillonnant. C’était ma première nuit. Avant que l’aurore ne vienne, je me suis un instant demandé si cela serait ma dernière. A cette altitude du moins. Mais l’aurore est venu.

Et moi, horrifié, je les regardais telles des poupées inertes. J’essayais de me lever mais je ne pouvais pas. Je ne pouvais plus. Et l’Ojos del Salado, au loin, déjà, de moi se riait.

Je ne sentais plus mes mains. Elles pendaient stupidement au bout de mes poignets. C’était le premier jour. Ce n’était que le premier…