Blessé, allongé sur le sol, le souffle court. Je suis strié de coupures, de griffures, d’entailles que j’arbore fièrement sur mon corps comme des peintures tribales. Waitukubuli National Trail en Dominique. 185km de sentiers dans la jungle Rude combat. Improbable nature. La victoire est d’en voir le bout. La victoire est de s’en sortir vivant. Seul. 7 jours. A dormir dans la cambrousse. A marcher plus de 10 heures par jour, à cramer sous le soleil.

Récit Waitukubuli National Trail en Dominique

Je marchais déjà quand le jour se levait et, lorsque la nuit tombait, je marchais encore. Perle de sentier des Caraïbes. Terre sauvage, jungle verdoyante. On traverse dans la douleur, souvent, mais on trouve l’émerveillement, toujours.

Et me voilà assis. Assis à l’ombre du panneau. Le dernier panneau. Dressé haut en direction du ciel d’un bleu Klein, comme un totem. Je regarde les vagues s’échouer sur la plage. Quelques crabes y pavanent. Tout est si paisible à Scotts head. Je sirote le jus d’une orange cueillie quelques heures plus tôt. Quelques gouttes de sueur perlent de mon front et s’abîment sur mon short strié de boue et de feuilles écrasées. Je respire lentement pour retenir l’instant. Retenir chaque détail. La brise qui secoue délicatement les palmiers. Leurs ombres qui se déploie dans un va et vient sur le sable doré. Le chuchotement de la mer. Un cueilleur de noix de coco, passant en vélo, qui me salue la machette à sa main. Un rasta souriant assis sur un banc, à deux pas, qui me fixe. Je jette un œil sur ma carcasse fatiguée. Mes bras, mes jambes, mon visage, mon corps tout entier portent les stigmates de la longue traversée. La nature de la Dominique grave ses marques sur le sol avec le sang. Mon sang. Personne ne ressort indemne de son impénétrable royaume. Je croise le regard de ce dominicain qui me fixe, répondant subrepticement à son invitation par un sourire invitant au dialogue. A travers son visage amical se dévoile ses blanches tours d’ivoire. Il se lève avec une nonchalance travaillée, semblant tanguer à chaque pas comme les feuilles du palmier. Il m’adresse la parole, va droit au but.

  • Quelles étapes man ?
  • Étapes ? Regarde-moi bien… regarde-moi attentivement l’ami, tu penses sincèrement que je n’ai marché que quelques segments ?… J’ai fait tout le trek.
  • Seul ?
  • Oui seul.
  • Et tu as dormi où ?
  • Dans la jungle, sous ma tente.
  • Waaah, pendant 14 jours ?!?
  • Non 7.
  • Nonnnnn… impossible l’ami que tu l’es fait en 7 jours, il faut doubler voir tripler certains jours.

En guise de réponse, je lui montre mon genou encore sanguinolent. Et lentement, j’articule…

  • Oui, je sais. Je sais… car je l’ai fait l’ami.

Il plonge ses yeux dans les miens et y lit ma vérité. Derrière les traits fatigués, il découvre le plaisir de la victoire de celui qui va au bout de ses mots. Il se dit lui-même guide. Il me félicite de ma vitesse. De ma détermination. Il me dit que j’ai du courage. Je lui dis qu’il ne s’agit pas tant de courage que de volonté. On échange quelques mots sur la difficulté de certains segments comme de vieux amis discutant au comptoir sur leurs conquêtes passées.

Et la crête de la 8. Elle est belle hein. Longue, fine, ciselée. Elle ne se laisse pas faire. Surtout sous la pluie… C’est une farouche.
Attends, la 9. Pense à la 9 et à ses courbes interminables. Tu as l’impression d’être dans un grand huit. Et quand le bon Dieu renverse sa baignoire, tu te noies dans tes propres chaussures.

Justement, je regarde mes chaussures trouées. Elles semblent comme des naufragées d’une violente tempête. Trophées de guerre abattus par des soldats de racine. Je contemple mes mains brûlées. Mes longs ongles cassés. Mes doigts terreux. Je me lève. J’ai la démarche fier du guerrier. Je lève haut la tête. Invincible. Boitant mais debout. Le Waitukubuli National Trail, WNT pour les intimes, fait en sens inverse réserve bien des surprises. Bien des errances. Et croyez-moi, vous ne souhaiterez pas vous retrouver, comme je le fus, perdu dans la jungle la nuit venue sous une pluie battante. La lumière de votre lampe torche vacillant au gré de vos doutes sur votre front. Votre corps glissant à chaque pas. Hurlant contre les racines. Hurlant contre le vent. Pestant contre cette terre qui semble vouloir ma perte. La forêt se transforme lorsque la nuit tombe. Et sous la dense canopée, elle tombe bien trop tôt. L’hiver, à 17h30, il vaut mieux arrêter de poursuivre la torture dans les bois. De jour, parfois, il semble déjà difficile de faire la différence avec la nuit. Mais lorsque les derniers rayons fuient derrière les montagnes enrobées de denses nuages, la forêt dominicaine perd soudainement sa douceur. Certains oiseaux se taisent comme pour observer un silence lors de cette transition solennelle. Et cette verte cathédrale n’attend que vos prières qu’elle accueille, peuplées de jurons, lorsque vous chutez à genou, implorant grâce sur son traître tapis de feuilles mortes. De jour, ce monde qui semblait vous tolérer devient hostile dès que le soleil marque le deuil de son pouvoir. Les arbres étendent leurs bras au sol. La brume épaisse s’épanche et vous étouffe près des ruisseaux. Vient l’incertitude du chemin alors que chaque tronc se ressemble comme les barreaux d’une noire prison. Les marques bleus et jaunes, vos seuls témoins pour vous retrouver dans ce labyrinthe naturel deviennent invisibles sous la mousse qui les recouvre.

Et lorsque ce noir corbeau dans ses griffes vous enserre, que les cris de la nuit couvrent tel l’orage de vos propres pensées, alors vient cette peur millénaire qui couve au fond de nos entrailles. La peur de la nuit. De la nuit et de l’inconnu qu’elle renferme. Mais cette peur, une fois la première nuit domptée vous transforme. Vous vous habituez à la solitude des sous-bois. Vous domptez votre nature. Vous vous forgez de nouveaux repères. Et cette jungle alors si inhospitalière devient, alors que vous vous baignez nu dans ses eaux si pures, comme un nouveau foyer.

Photo : lever de soleil segment 12